De la réalité à la fiction: un conflit ancien
Musga.fr dans Non classé le 12/01/2015
Article par Cyril Martinez
Issu d’un ancien article qui a été retravaillé
L’héritage de la fiction : de l’art au jeu vidéo, un long conflit
Cela ne vous aura sûrement pas échappé, mais les jeux vidéo n’ont jamais connu un développement aussi important depuis ces quelques dernières années. L’occasion pour les médias, qui auparavant associaient grossièrement des comportements violents à la pratique des jeux de rôle (ancêtre du jeu vidéo), de clouer au pilori – certes de manière justifiée – cette pratique vidéo ludique qui s’étend désormais à un public plus élargi. Difficile cependant de plaider non coupable face à des jeux qui, profitant de l’évolution graphique de plus en plus réaliste, exposent des images extrêmement violentes à l’écran. Mais ce ne serait voir que la face sombre de la chose. De nombreux développeurs cherchent aujourd’hui à supprimer cette image-là du jeu vidéo en proposant des réalisations historiques ou artistiques, proches d’un chef d’œuvre du septième art. Cet article fait une rétrospective de ce qu’a pu être la fiction dans notre société occidentale, en passant de l’art au jeu vidéo. Ce conflit ancien entre la réalité et la fiction est aujourd’hui très probant : la fiction caricaturale présentée dans Charlie Hebdo a déchaîné les passions depuis de très nombreuses années, avant d’en arriver là où en est aujourd’hui…
Les origines d’un conflit ancien : de l’œuvre d’art au roman
On aurait bien trop souvent tendance à croire que le débat sur la confrontation entre le réel et le fictif est récent. Pour autant, on se doit de nuancer cette affirmation : certes, le débat est devenu plus virulent aujourd’hui, notamment face à une révolution numérique, à une médiatisation plus importante et une société de plus en plus gourmande d’évènements « choc ». Ce débat serait donc très contemporain, très moderne. Pour autant, il s’agit de prendre du recul et d’observer que les discours qui sont produits aujourd’hui autour du jeu-vidéo renvoient à une longue relation entre le jeu et l’éducation. On pourrait très grossièrement et très schématiquement évoquer l’apparition de la fiction à l’Antiquité Grecque, une certaine réticence, voire parfois des critiques virulentes. Socrate, par exemple, considérait les artistes comme des gens nuisibles au bon déroulement de la « Cité », car ils travestissaient la réalité en donnant au spectateur l’illusion du vrai. L’un des plus grands philosophes de l’histoire considérait en effet que l’œuvre d’art égarait le spectateur de la vérité et lui ôtait toute notion de ce qui était réel ou de ce qui ne l’était pas. On peut dire en outre que Socrate a ouvert ce débat sur la fiction : faisons-nous réellement la part du vrai et du faux dans ce qu’on nous présente comme étant « des images de fiction » ? On pourrait parler durant longtemps de ces notions philosophiques de l’art et de la vérité, mais ce serait nous égarer de l’intérêt de cet article.
Une volonté d’apaisement, l’apologie du placere et ducere
Penser le jeu, le divertissement et la fiction comme support éducatif est loin d’être récent. Cela s’inscrit dans une vieille histoire qui se résumerait très synthétiquement à l’esprit du XIXème siècle, inspiré du modèle Rousseauiste (lui-même inspiré des courants humanistes) qui verrait l’enfant comme un être à accompagner dans son éducation. Une pensée autour du matériel éducatif apparaît alors. La question chez les éducateurs et les pédagogues va se développer peu à peu en France vers une conception de l’objet comme un outil propre à l’éducation. Cette nouvelle pensée de l’éducation a surtout été initiée en Allemagne, avec la pensée de Fröbel ou encore par celle du Pasteur Oberlin, qui voit en l’objet ludique un support d’enseignement.
L’apparition du jeu de rôle, une première entrave à la pensée éducative
Le jeu vidéo, entre détestation et admiration
Ce qu’il est intéressant de considérer dans ces réactions, c’est que ce genre de débats, du moins sur la question propagandiste et historique des jeux, n’avait pas lieu il y a encore dix ans. Auparavant, ce domaine n’était qu’un divertissement où l’on ne cherchait pas vraiment à comprendre autre chose que de tirer sur des méchants terroristes. Le jeu vidéo devient aujourd’hui un moyen de passer un message, d’éduquer et d’être une forme – originale, certes – d’œuvre d’art. Et cette progression, n’en déplaise aux conservateurs, est de plus en plus importante. La preuve en est : La Ministre de la Culture du gouvernement socialiste actuel, Fleur Pellerin, a récompensé l’année dernière un grand directeur créatif français, David Cage, de la Légion d’honneur. Si cette récompense peut être discutable, surtout quand on sait que ce titre honorifique était autrefois attribué à des combattants napoléoniens, il n’en reste pas moins que l’action des politiques de tout bord favorise une dédiabolisation du jeu-vidéo et surtout favorise leur expression artistique.
L’évolution au service de l’expression artistique
Mais « Assassin’s Creed Unity » n’est pas le seul dans ce cas-là, et la chose s’étend au-delà du simple intérêt historique. Le jeu vidéo devient à proprement parler un film. Certaines maisons de développement engagent aujourd’hui des acteurs connus pour leurs jeux : Kevin Spacey (Usual Suspects etc…) a été engagé pour prêter l’apparence et la voix d’un personnage du jeu d’Activision, Ellen Page et Willem Dafoe ont donné leurs voix et leurs apparences, d’un détail et d’un réalisme impressionnants grâce à la technologie de David Cage (que nous avions évoqué précédemment) pour son jeu « Beyond Two Souls ». D’ailleurs, le directeur artistique et scénariste français s’était permis de dire dans une interview : « Il n’y a rien de plus important dans mon métier que de réussir à emporter le joueur dans l’univers du jeu, qu’il puisse s’identifier à son personnage, prendre corps avec lui. Car l’intérêt d’un jeu vidéo, c’est de marquer. Que voulez-vous qu’un joueur retienne d’un jeu purement violent et sans intérêt ? Ce genre de jeux n’est que le produit d’entreprises de développement basées uniquement sur la rentabilité et le commerce. Ils savent que le public lambda aime s’amuser sur un jeu creux qui ne veut rien dire. Pendant ce temps, ils gagnent des fortunes et en profitent pour insulter le nom du jeu-vidéo ». On laissera au lecteur libre droit de penser ce qu’il veut de cette dernière citation.
Le jeu-vidéo cherche aussi aujourd’hui à se démarquer, à justifier son utilisation auprès de certains consommateurs dont les parents restent sceptiques quant à ce divertissement. On pourra sans conteste se remémorer certains dessins animés qui proposaient en fin d’épisode une petite leçon éducative ou de morale (inspecteur Gadget ou encore Les aventures de Sonic…). Cette fois-ci, le jeu-vidéo fait découvrir des univers matures mais éducatifs : récemment, par exemple, le jeu vidéo Sherlock Holmes Crimes and Punishments propose de jouer six aventures reprises de A à Z à six des enquêtes des livres de Sir Arthur Conan Doyle, et nous fait découvrir un Londres à l’ambiance prenante et aux personnages attachants. Plus encore, le jeu vidéo devient un médiateur à part entière pour éduquer : une société a entièrement dédié sa production à des consoles de jeu éducatives : Apprendre les maths avec Rayman, Apprendre l’orthographe avec Dora l’exploratrice. Finalement, certains développeurs transforment le jeu vidéo comme un moyen d’apprendre en se divertissant. Certaines créations du jeu vidéo ont suscité des publications d’ouvrage d’analyse philosophique, notamment The Last of Us, un jeu dont le rapport aux films est plus qu’explicite, et dans lequel le scénariste avoue s’être inspiré de Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier et de Rhinocéros de Ionesco.
Le jeu-vidéo n’est donc pas près de finir de faire parler de lui, mais non nécessairement en mal. Il reste encore un pas à faire pour que ce dernier soit reconnu comme un art et une fiction à part entière. Mais jamais ces deux dernières années n’ont autant consacré le succès de cette nouvelle expression artistique. On oublie encore bien trop souvent qu’une séparation claire se fait entre la fiction et le réel. Chose que certaines personnes n’arrivent toujours pas à comprendre. Le recul est donc une volonté nécessaire pour considérer la fiction en dehors de toute apologie ou de toute volonté réelle (Call of Duty ne prône pas la guerre, loin de là) pour éviter d’autres dangers futurs comme celui suscité à Charlie Hebdo.